Plus de monde à la table de l'art

Plus de monde à la table de l'art

"Je ne suis pas d’accord avec cette phrase qu’on voit beaucoup circuler : « Tu ne vendras pas plus ton art en baissant tes prix ». Elle se présente comme une vérité absolue, alors qu’elle reflète surtout la mentalité d’un certain milieu, d’un certain marché, souvent déconnecté de réalités comme celles que nous vivons au Liban. Bien sûr, le temps d’un·e artiste, son savoir-faire, son parcours ont une valeur, et il est légitime qu’ils soient rémunérés à leur juste mesure. Mais affirmer que proposer des réductions ou des prix plus accessibles « dévalorise » l’art, c’est oublier une chose simple : le prix n’est pas la valeur.

Dans un pays où plus de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, répéter que « si c’est moins cher, ça vaut moins » devient indécent. Ce n’est pas de l’exigence artistique, c’est une forme d’aveuglement social. Il n’y a aucune honte à baisser ses prix, à proposer des offres spéciales, des éditions limitées plus abordables, ou même des ventes de “clearance”, lorsque l’intention est claire : ouvrir l’accès à l’art à différentes classes sociales, permettre à quelqu’un qui n’a jamais pu acheter une œuvre d’en ramener une chez soi, faire circuler des pièces qui, sinon, resteraient enfermées dans un stock ou un atelier. Ce n’est pas « brader son art », c’est repenser la relation entre l’œuvre et le public.

Au Liban, nous connaissons trop bien le réflexe qui veut que « plus c’est cher, plus ça a de la valeur ». On le voit dans la mode, la restauration, l’immobilier… et l’art. Une œuvre à quelques dizaines ou centaines de dollars sera jugée banale, quand une pièce à plusieurs dizaines de milliers de dollars deviendra soudain « importante », même si personne n’est capable d’expliquer sur quoi repose cette inflation, en l’absence de musées internationaux, de marché secondaire solide ou de scène critique réellement structurée. Que des artistes déjà établis, collectionnés à l’international, voient leurs prix s’envoler, on peut le comprendre. Mais pour le reste, il faut oser demander : à partir de quand cela devient-il une bulle, voire une indécence, dans un pays en crise permanente ?

Je crois pourtant que l’art ne devrait pas être réservé à une élite économique, encore moins lorsque l’on parle d’art engagé, d’œuvres qui portent la guerre, la mémoire, l’injustice, la survie. Quel sens cela a-t-il de parler du peuple, de douleur, de résistance, si seules quelques personnes très privilégiées peuvent approcher physiquement les œuvres ? Proposer des prix plus bas, des réductions, des tirages limités mais abordables, c’est reconnaître que la dignité culturelle fait partie de la dignité humaine, refuser que l’art ne soit qu’un placement financier et dire à un public épuisé par les crises: tu as aussi le droit à la beauté, à la pensée, à l’émotion, sans devoir être riche pour ça.

Défendre l’accessibilité ne signifie pas, pour autant, accepter qu’on ne paie pas les artistes, qu’on leur demande de tout offrir gratuitement ou qu’on négocie leurs tarifs jusqu’à les humilier. La question n’est pas de sacrifier l’artiste, mais d’inventer des modèles de prix, de formats, de séries qui permettent à la fois de vivre de son art et d’en faire bénéficier des publics qui n’en ont plus les moyens. Entre l’œuvre à 20 000 dollars et la gratuité totale, il existe une infinité de possibles. 

En réalité, ce qui donne sa valeur à une œuvre, ce n’est pas le chiffre inscrit sur l’étiquette, mais l’histoire qu’elle transporte, le regard qu’elle ouvre, la relation qu’elle crée entre l’artiste, le lieu et la personne qui la reçoit. Dans un pays comme le Liban, marqué par la guerre, les effondrements économiques et les fractures sociales, faire circuler l’art, le rendre visible, partageable, achetable, est déjà un acte politique et éthique.

Oui, on peut défendre des prix justes pour les artistes et, en même temps, revendiquer le droit de faire des réductions, d’organiser des ventes solidaires, de parler de Black Friday sans honte, d’affirmer que l’accessibilité n’est pas un rabais de valeur, mais un choix de société. Ce n’est pas « moins d’art ». C’est, tout simplement, plus de monde à la table de l’art".

Dre Pamela Chrabieh

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